L'heure de vérité ~ PV . Sayako [Terminé]

Suite de Lorsque la journée commence mal

Plus le temps filait, plus Keiji se demandait s’il avait bien fait d’accepter l’invitation de Sayako. Là, assis côté passager de la voiture de la jeune femme, il gardait les yeux rivés sur sa vitre, observant le paysage urbain qui passait sous son regard insondable. Heureusement pour lui, il avait la faculté de pouvoir avaler ses émotions et ne pas les montrer. Heureusement oui, sinon sa fierté en serait parfois malmenée.
Mais il avait accepté. Elle lui avait demandé un peu de temps pour s’expliquer et, guidé par sa curiosité, par sa soif de savoir, il avait accepté. Il avait doublement accepté lorsqu’elle avait parlé de déjeuner. Keiji et la nourriture était un amour qui ne voulait pas mourir! Glouton comme il était, elle prenait par les sentiments, mais un être avisé aurait fait remarqué que Sayako avait peut-être calculé son coup. Il n’était de secret pour personne qu’avec de la nourriture, on pouvait attirer Keiji à peu près n’importe où, alors c’était encore moins un secret pour Sayako. Cependant, là n’était pas la question. Il avait déjà accepté l’invitation, la nourriture était un petit extra dans le cas présent.

La dernière question? Un simple mot, « Hai », avait été prononcé. Cela invitait peu à la poursuite de la conversation, mais ce n’était pas très grave en soit. Discuter de tout ça dans une voiture n’était pas des plus appropriés. Keiji était assez visuel, il avait besoin de regarder les gens lorsqu’il leur parlait sérieusement et il ne pouvait le faire avec Sayako au volant.
Il avait donc gardé le silence tout le long du trajet, gardant les yeux sur les bâtisses, les passants, les diverses choses qu’il pouvait observer pour essayer de se distraire l’esprit de cette tension qu’il sentait naître et grandir en lui. Voulait-il réellement entendre les explications de Sayako? Plus ils approchaient de chez-elle, moins il en était certain. Être avec elle lui rappelait ce temps où il lui avait accordé sa confiance. Entendre cette musique lui rappelait ces moments passés ensemble. Et, inévitablement, cela lui rappelait aussi le moment où elle était disparue, partie, sans prévenir, sans un mot, sans même un message. Pas de contact durant tout ce temps. Pas de nouvelle, absolument rien. Le néant. Que le silence et cette blessure qui avait encore plus enfoncée Keiji dans son petit monde bien particulier, où tout était ennuyant et où il avait des façons rien qu’à lui de se sortir de cet ennui.

Depuis, il n’avait plus essayé. Il ne s’était plus donné la peine de se reconstruire, préférant se laisser périr tranquillement. Au moins de cette manière, il savait qu’il n’aurait pas de mauvaise surprise. Lorsqu’on espère rien, la déception devient inexistante. Une condition venait cependant avec cette décision, plus rien n’existait non plus. Si ce n’avait été de ses cinq amis, Keiji serait probablement encore plus pathétique, un mot qu’il utilisait lui-même pour se définir. Changer, se trouver un but? Oui, il y avait songé, il n’aimait pas ce point son état pour y rester, mais il n’en avait pas la motivation et surtout… pas la force. Tel un naufragé qui nageait sans relâche pour sa survie, Keiji s’était retrouvé totalement épuisé et s’était laissé coulé, ne se battant plus contre le sort qui s’acharnait sur lui.

Un peu absent, le jeune homme émergea de ses sombres pensées lorsque la voiture s’arrêta. Ils y étaient. La demeure de Sayako. Les explications allaient venir et, cette fois, pas de cachette, pas de faux semblant. Keiji allait connaître la vérité. La seule, l’unique, de la bouche même de Sayako.
Était-il prêt à la savoir? Impossible à dire. Hélas, il n’aurait réponse à cette question que lorsqu’il sera confronté à cette fameuse vérité jusqu’à ce jour totalement inconnue…

Sayako conduisait habilement, se faufilant dans les rues de Tokyo sans perdre de temps. Le silence ne la gênait pas, ou plus, à vrai dire, même si auparavant, ce n’était pas la même chose. Keiji lui avait prouvé qu’il savait pour son prétendu voyage en Amérique. Même au jeune homme, sa mère avait osé mentir. Certes, elle ne parlaient pas beaucoup des sujets abordés entre mère et fille mais tout de même, Keiji était déjà venu cherché la petite femme pour aller au lycée, ou pour sortir, sa mère avait bien connu que le jeune Yamamoto était important pour Sayako. Et puis, ce n’était pas comme s’il s’agissait d’un illustre inconnu, sa mère avait très bien de qui il s’agissait, malheureusement. Ils faisaient partie du même monde, de cette très haute société japonaise, celle des familles qui vivaient dans un lycée effarant. Ces hommes d’affaires évoluaient dans des cercles différents, leurs pères aussi, mais au fond, c’était la même chose. Sayako était consciente de ce qui habitait Keiji depuis qu’elle l’avait rencontré. Enfin, il n’en parlait pas vraiment, mais elle l’avait senti, car d’une certaine manière, ce que ressentait le jeune homme était un parfait écho de ce que Sayako avait enduré un an plus tôt, et de ce qui la poursuivait encore aujourd’hui. Seulement, elle non plus n’en parlait pas vraiment.

Ils finirent par arriver et Sayako ne dit rien, à nouveau, sur l’instant. Elle prit son sac dans le coffre, le portant jusqu’à la grande porte de la résidence. Elle laissa entrer son invité improvisé avant de faire de même, retirant bottes et manteau, ayant mis à disposition de Keiji une paire de souliers d’intérieur s’il le souhaitait. Ses parents avaient tendance à faire croire qu’ils vivaient parfaitement à l’occidental mais ce n’était vrai que quand ils avaient des invités de leur milieu. La résidence Yada était une sorte de mélange équilibré de tradition et d’architecture moderne, si bien qu’un magnifique jardin japonais entouré la demeure pour la séparer des autres. Sayako, après avoir débarrassé Keiji de sa veste, de ce qu’il souhaitait laisser, l’entraîna dans la grande cuisine américaine. Elle ne voulait pas que son ami, si elle pouvait encore l’appeler ainsi, prenne tout cela pour un repas trop cérémonieux ; elle ne l’avait pas vraiment invité par calcul, elle voulait tout simplement lui parler dans un endroit calme, où ils ne seraient que tous les deux, et le remercier de ce qu’il avait fait, qui sait comment les choses auraient pu tourner…

« Tu aimes les pâtes italiennes? »

Sayako savait que Keiji aimait la nourriture, elle l’avait déjà vu finir l’assiette d’un autre Golden Boy. Sayako aimait cuisiner, mais rarement pour elle, des plats comme ça. Elle servit un verre à Keiji, pour le faire patienter, de ce qu’il voulait boire. Puis elle mit les pâtes à cuire, une fois l’eau assez chaude. Mais quelque chose fit « tilt » dans sa tête. Keiji était un Golden Boy. Ce n’est pas qu’elle n’était pas au courant, après tout, comment ne pas l’être? Mais c’était plutôt comme si elle n’y avait jamais fait attention. Elle ne connaissait pas vraiment les autres GB, elle avait rencontré Keiji simplement en cours, comme elle aurait pu le faire avec n’importe qui d’autre, et ce facteur ne s’était pas imposé à elle. Aujourd’hui, c’était comme si elle en prenait conscience, mais tr-s vite, la réflexion quitta son esprit comme elle était venue. Après tout, ça ne changeait rien à leur situation, et à leur relation, non?

Alors qu’elle mettait le couvert sur le comptoir où Keiji était installé, les autres ingrédients avaient fini de cuire. Des ingrédients… Des lardons quoi. Ce plat était rapide à faire, mais plutôt bon, et au moins, elle pouvait le réussir, ce n’était pas un plat de grand chef. Gardant le silence quelques minutes encore , elle égoutta les pâtes et termina son plat, avec la crème, les lardons, le jaune d’œuf.
Ce qui pouvait étonner Keiji, c’est que la jeune femme habitait encore dans la résidence de ses parents, mais il n’y avait aucun employé, aucun cuisinier. Elle avait congédié tout le monde pour la semaine, mis à part les femmes de ménage : la demeure était bien trop grande pour une seule personne.
Après avoir finit de préparer ses pâtes à la carbonara, elle vint servir une assiette chaude à Keiji, plutôt bien remplie, et en plus, il en restait. Elle connaissait l’appétit du jeune homme. Sa portion était, pour elle, nettement réduite, mais restait dans la normale, rien d’alarmant en somme. Alors elle s’assit enfin, face à lui, au comptoir, sur un de ces grands tabourets qu’il y avait des deux côtés, regardant d’abord son assiette.

« Je ne sais même pas par où commencer… »

Du bout de la fourchette elle fit légèrement tourner quelques pâtes avant de soupirer, levant la tête vers Keiji avant de détourner seulement les yeux. Ce qu’elle s’apprêtait à lui dire n’était pas facile pour elle, car à part Yuna qui l’avait vu à l’hôpital, personne n’était au courant. Avait-elle peur du jugement que Keiji pourrait porter? Peut-être, car Keiji lui était cher… Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle craignait tellement d’évoquer le sujet.
« Je n’étais pas en Amérique. Tu te souviens, quand j’étais souvent absente à la fin de la première année? C’était des hospitalisations à cause d’un… trouble du comportement alimentaire, comme les médecins disent. »

Sayako parlait calmement, regardant un peu par la fenêtre, pourtant on sentait autre chose dans sa voix, quelque chose de plus dur, mais elle ne voulait pas pleurer, elle ne voulait pas paraître en victime, elle avait horreur de cela, qu’on ait pitié d’elle.

« Je suis partie dans un institut spécialisé, j’étais dévenue… anorexique. Mais pour ce qui est de l’excuse des Etats-Unis, je n’y suis pour rien, par contre. Ma mère a pris les devants, et a annoncé à tout le monde que j’étais partie avec mon oncle et ma tante, pour sauver les apparences. »

La jeune nippone finit par planter ses yeux dans ceux de Keiji, sans qu’il soit possible de dire exactement ce qu’elle ressentait à cet instant.

« Je sais que cela n’explique pas que je n’ai pas donné de nouvelles. Je ne voulais faire de mal à personne, encore moins à toi… Tu sais, j’ai tout fait pour cacher ce que je devenais, avant de partir, et tout le monde a cru ma mère quand elle a dit que j’étais aux Etats-Unis… »

Elle détourna à nouveau les yeux, ça aussi, ça l’avait blessé, elle aurait certainement qu’on ne croit pas aussi facilement sa mère, c’était un paradoxe.

« Les choses ont empiré un temps avant que… J’émerge, et tout avait changé. J’ai eu honte de tout ça… »

Accompagnant ses derniers mots d’un geste vague de la main elle finit par reposer ses yeux sur Keiji, se mordant légèrement la lèvre, comme à chaque fois qu’elle craignait quelque chose. Non, ça n’expliquait peut-être pas pourquoi elle n’avait pas donné de nouvelles, mais elle-même n’avait rien reçu… Ce n’était pas un reproche, elle n’en parlerait pas d’ailleurs, mais personne n’avait tenté de la contacter… Ce qui ne l’étonna pas vraiment quand elle apprit ce qu’avait dit ça mère… Peut-être que ça aussi avait fait changer Sayako. Elle n’attendait plus rien des autres, malheureusement.

Keiji hocha simplement de la tête à la question sur les pâtes italiennes. Il n’avait jamais été particulièrement difficile sur la nourriture, sauf lorsqu’il était question d’être capricieux uniquement pour agacer les gens, les rendre furieux à la limite. Si Keiji était doué pour quelque chose, c’était bien pour susciter la colère des gens. Chacun son talent et trouver le point qui énervait les gens était une activité plutôt intéressante pour lui qui s’ennuyait constamment.

Mais plutôt que de chercher le petit point qui pourrait agacer Sayako, Keiji se contenta de s’asseoir sur un tabouret, posant ses coudes sur le comptoir, joignant ses mains devant son visage, ses pouces servant d’appui à son menton. Il restait comme ça, sans le moindre commentaire, observant simplement la jeune femme préparer le repas. Ce silence pouvait probablement devenir intimidant, impliquer un malaise, mais, à dire vrai, Keiji s’en fichait pas mal. Il n’était pas là pour parler de la pluie et du beau temps, mais bien pour obtenir réponse au flou qui entourait la disparition, la fugue, ou ce que vous voudrez, de Sayako.

L’observant de ses pupilles ténébreuses, Keiji regardait se mouvoir l’adolescente, les yeux à la fois attentif et absent. Il suivait chacun de ses mouvements, pourtant son regard était vide, comme s’il ne fixait rien en particulier. Là, alors qu’il la regardait, il remarquait ce petit quelque chose qui n’avait pas attiré son attention jusque là. Elle était différente. Il connaissait Sayako et même si cette idée lui paraissait stupide, il la trouvait changée. Trop peu pour qu’on y fasse réellement attention d’un simple regard, mais suffisamment pour qu’un œil attentif et aiguisé le remarque. Elle semblait amaigrie. Pas plus mince, il y avait une différence entre les deux, mais maigre. Elle qui était déjà si petite normalement… Mais ce n’était peut-être qu’une impression, après tout, depuis son retour, Keiji n’avait jamais réellement posé les yeux sur elle, il ne l’avait donc pas sérieusement regardé depuis longtemps.

Quand le plat fut posé devant lui, Keiji commença par l’observer, le sentir. Une odeur alléchante et un pareil aspect poussèrent le jeune homme à se saisir de la fourchette pour goûter ces pâtes que Sayako venait de cuisiner devant lui. Bien que Keiji pouvait faire preuve à l’occasion d’un atroce manque de manière, ce n’était pas pour autant qu’il n’en avait aucune, ce pourquoi, après sa première bouchée, il marmonna un petit :

-Oishii

pour signaler son appréciation de la nourriture. Cependant, il posa sa fourchette contre son assiette lorsque Sayako entama son histoire, soit l’explication à ce qui était arrivé. Les réponses, enfin, depuis le temps que Keiji en demandait au fond de son cœur meurtri.
Il écouta attentivement ce que Sayako avait à dire, observant son visage, inconsciemment pour juger de sa sincérité. Avait-il peur qu’elle invente une histoire pour s’attirer sa sympathie? Peut-être oui, il était si méfiant avec les gens maintenant…
Mais, vraisemblablement, Sayako ne mentait pas. Il sentait son trouble, son malaise, sa honte. Il voyait ses yeux francs se poser dans les siens, mais il resta impassible, de glace. Keiji était un être plutôt rancunier. On ne pouvait pas le blesser aussi durement et s’attirer aussi vite son pardon bien que tout ce que lui disait Sayako le touchait beaucoup. Tout ce temps, il n’avait rien vu. Sayako dépérissait près de lui et il n’avait rien senti, rien remarqué. Était-il un si piètre ami? Que lui avait-il échappé pour qu’il ne s’aperçoive de rien?

-Pourquoi tu ne m’as parlé de rien durant tout ce temps?

Les amis servaient à ça non? Ou alors, peut-être que Keiji n’était pas un ami aussi proche de Sayako qu’il l’aurait cru… à l’époque. Maintenant, c’était différent. Il était plus distant, sur ses gardes. Personne ne pouvait approcher son cœur, son sentiment, personne. Personne excepté Junpei, Masao, Akira, Naoki et Hiroki. Les cinq qui le connaissaient par cœur, ceux à qui, même s’il désirait ardemment cacher quelque chose, il ne pouvait mentir. Même son silence, le moindre de ses gestes, malgré l’obstination, quelque chose finissait toujours par le trahir…

Au moins, son plat lui plaisait ,c’était déjà ça… Keiji avait beau être froid, elle se doutait qu’il voulait savoir, maintenant, ce qui avait obligé la jeune femme à partir. Non pas parce qu’elle s’accordait trop d’importance, mais parce que cela avait blessé le jeune Yamamoto, et réellement. Et plus elle passait de temps avec lui, plu elle le sentait et cela la rendait encore plus coupable. Elle s’en voulait terriblement d’avoir autant fait souffrir son ami le plus cher, surtout lui qui n’avait pas besoin de ce problème en plus… Finalement, Sayako commença les explication, et elles filèrent toutes seules. Elle n’en avait jamais parlé et les mots coulèrent sans vraiment beaucoup de difficultés, elle avait besoin de lui dire, à lui, ce qu’il s’était vraiment passé. A la limite, si Keiji était au courant de tout, elle pourrait peut-être soit supporter le mensonge de sa mère, l’éloignement de ses autres ami, ou alors même de tout révéler… Après tout, c’était aussi la réaction du jeune homme qu’elle craignait beaucoup, et elle savait déjà qu’il mettrait vraiment du temps avant de lui accorder son pardon… Ne l’avait-elle pas cherché d’un côté?

Lorsqu’elle eut terminé, Sayako se tut alors, préférant ne rien dire, regardant le jeune homme pour tenter d’appréhender sa réaction mais rien ne vint d’abord, sur son visage. C’est à ce moment qu’elle se rendit compte que Keiji s’était réellement refermé sur lui-même… Elle voulait l’aider, elle voulait qu’il tente peut-être de reprendre confiance en elle, même si pour lui cela devait sembler être impossible, elle pouvait le comprendre, au fond il avait du prendre cela pour un abandon… Ne s’était-elle pas abandonnée elle-même?
Et la question qui devait arriver tomba finalement, et Sayako le regarda, soudain très triste, et c’était bien loin d’être feint. Elle était triste car elle se rappelait cette époque qu’elle aurait vraiment préféré oublier, celle où elle était présente sans l’être vraiment… Elle était présente aux côtés de Keiji parce qu’elle voulait être là pour lui, mais les autres étaient un peu comme des fantômes, son corps affaibli l’avait empêché de se concentrer sur autre chose que sa chute dans un état de plus en plus dépressif et dangereux.

« Je voulais t’en parler. Je ne dis pas ça après coup, j’ai voulu tout te dire… Mais je n’y arrivais pas. Tu te souviens le jour où on est allé au parc d’attractions ? J’ai voulu t’expliquer en rentrant mais rien ne voulait sortir… »

Ce jour là, la jeune femme était tellement fatiguée qu’elle avait du rentrer plus tôt, tout en faisant bonne figure pour ne pas inquiéter son ami qui avait certainement du être déçu… Elle n’avait pas réussi à parler, tout était resté coincé au fin fond de sa gorge.

« Je savais que toi tu pouvais m’aider… Mais c’était de l’autodestruction, et inconsciemment, je voulais aller jusqu’au bout… Et finalement j’ai fait un malaise plus grave que les autres, un mois avant la fin des cours, et c’est là que ma mère a tout découvert… »

Non, sa mère n’avait rien remarqué, au contraire, elle avait toujours apprécié les efforts de sa fille pour perdre du poids pendant cette période… Elle n’avait rien remarqué pendant des semaines, de mois, et n’avait jamais était là pour elle. Keiji, lui, avait été là, sans savoir et c’était peut-être ça qui avait empêché les choses d’empirer encore plus.

« Je voulais te voir pendant que j’étais à l’Institut… Je n’avais pas le droit d’approcher un portable ou un ordinateur, mais j’ai demandé à ma ère de te faire venir… Elle me disait que tu étais trop occupé. C’est quand j’ai su pour le mensonge sur le voyage à New-York que j’ai compris qu’elle mentait… Les choses se seraient certainement passées autrement sinon. »

Et après elle avait bien trop honte pour oser dire quoi que ce soit. Elle posa les couverts et baissa la tête, en signe d’excuse.

« Je te demande pardon Keiji, je ne voulais pas te faire de mal. »

C’était sincère. Et l’on pouvait même voir que c’était plus cela qui perturbait la jeune fille à l’instant que tout ce qu’elle venait de raconter. Tout cela lui était familier, elle n’en était pas encore sorti, alors s’excuser auprès de son ami meurtri était bien plus important…

Elle voulait lui en parler disait-elle. Était-il en mesure de le croire seulement? Une part de lui le voulait, mais d’un autre côté, il s’était beaucoup renfermé depuis et n’osait plus rien croire depuis ce qui lui semblait une éternité.
Que pourrait-il y avoir de suffisamment fort pour lui rendre une petite part de lui-même? Du vrai Keiji. Pas cette ombre qui avait son apparence et qui n’avait plus rien à voir avec le jeune Keiji léger, souriant… innocent, de sa jeunesse.

Puis, surtout, elle allait mal dans cette période. Sayako se détruisait doucement et pas à un seul moment elle n’avait fait mention de cette détresse à Keiji, lui qui aurait pu remuer ciel et terre pour l’aider. Avec les moyens qu’il avait, il pouvait tout faire! Et pourtant, elle s’était obstinée à ne rien lui dire, à ne rien laisser voir même. Pas un signal de détresse. Keiji n’était pas un imbécile. Si elle s’était donnée la peine de l’alerte même par le signe le plus fin, Keiji l’aurait remarqué. Keiji aurait senti la différence.

Mais au lieu de se confier à lui, de se reposer sur lui, elle avait tout gardé pour elle jusqu’à en disparaître, littéralement. Tout ce temps, sans nouvelle. Keiji avait d’abord imaginé les pires choses, puis, lorsqu’il avait parlé à sa mère, ce fut les questions. Interminables questions qui tournaient et retournaient dans son esprit, ne lui laissant aucun répit. Et finalement, tel un deuil, le souvenir demeure, mais on se fait à l’absence qui s’est imposée à soi. Mais ce n’était pas pour autant que Keiji avait accepté et il serait mentir que de dire que le retour de Sayako ne lui avait strictement rien fait.

Lorsqu’il l’avait revu pour la première fois, une petite pointe de soulagement s’était avivée dans son estomac. Elle était là, elle était entière. Il pouvait la regarder, l’entendre, lui parler même, s’il n’y avait pas eu cette fierté pour l’obliger à rester dans son coin. Le soulagement s’était changé en rancune lorsqu’il avait constaté qu’elle ne venait pas s’expliquer. En plus de partir, à son retour elle n’apportait aucune réponse? Rien pour aider l’affaire.

Keiji aurait pu pardonner, oui. Il aurait pu faire table rase de tout ça, lui dire que malgré tout, il voulait rebâtir quelque chose avec elle, quelque chose où les erreurs du passés ne se répèteraient pas. Mais il n’y arrivait pas. Il fallait beaucoup de courage pour ouvrir un cœur meurtri à la personne qui lui avait infligé sa dernière blessure. Un courage que Keiji ne possédait plus. Sa mère avait écrabouillé son cœur d’enfant. Supporté et encouragé par ses meilleurs amis, il s’était reconstruit, avait décidé d’accorder une « seconde chance » au sexe féminin, mais Sayako – qu’elle l’ait voulu ou non – avait planté un poignard dans son cœur d’adolescent. Que lui restait-il maintenant? Un cœur d’adulte qu’il n’était même pas encore? Non, Keiji en avait assez d’être celui que l’on martel, voilà pourquoi il s’était transformé en bête froide avide des plaisirs humains, la seule chose qui arrive à lui prouver qu’il est toujours là malgré tout.

Doucement, sa chute avait été ralentie, puis stoppée, mais Keiji n’était toujours pas remonté. Resté là, des niveaux plus bas, il refusait même tous les moyens tendus pour se reprendre. Il ne voulait pas remonter. Pourquoi? Parce qu’une fois au plus bas, on ne peut pas descendre encore plus. Plus de chutes possibles, terminé! Terminé, tant et aussi longtemps qu’il restera ici bas…

-Je ne peux pas faire ça.

Ses prunelles mordorées devant la lumière du jour s’étaient détournées de Sayako au moment de ses tristes paroles qu’il avait prononcé d’un ton grave. Il lui en coûtait de le dire, mais il ne pouvait pas non plus mentir. Keiji avait toujours été un homme franc avant toute chose. Jouer le jeu? Faire comme si? Même s’il avait été doué dans les jeux de la scène, il avait le sentiment que Sayako aurait vu clair en lui.

-Gomen…

Ce n’est pas qu’elle allait mal. C’était qu’elle avait touché le fond. Elle était descendue au plus bas qu’elle pouvait le supporter, surtout physiquement parlant. Il y avait eu un temps où elle n’avait plus pu bouger, trop affaibli par ce régime qu’elle s’imposait. Sayako s’était enfoncée dans une terrible dépression, à cause de sa mère, à cause de son manque de confiance en elle, a cause de beaucoup de choses… Beaucoup de trop de choses. En parler maintenant était une sorte d’exploit. C’était étrange tout ce qu’elle ressentait à propos de cette histoire : de la honte, des regrets, une profonde tristesse, un mal être certain, elle ne pouvait le nier , et du dégoût, énormément de dégoût. Par rapport à ce qu’elle avait fait, ce qu’elle s’était faite subir, et surtout ce qu’elle avait fait subir à son entourage. Ce qu’elle avait fait subir à Keiji. Cette pensée seule lui tira un frisson et elle sut, elle savait au fond, ce que Keiji allait lui répondre. Elle ne pouvait pas le laisser toute une année sans nouvelles, le blesser si profondément, et attendre qu’il la pardonne aussi facilement.

Et puis Keiji était d’une nature rancunière, elle le savait. Elle savait aussi qu’il avait souffert, qu’il n’accordait pas sa confiance aux femmes, mais à elle, il lui avait accordé. Et comme toujours, elle avait tout fichu en l’air. C’était ce qu’elle se disait, elle s’en voulait d’avoir été aussi influencée par les agissements de sa mère… Ce n’était pas objectif évidemment, elle réagissait de cette manière parce qu’elle était terriblement attachée à Keiji, et qu’elle souffrait de le voir lui souffrir. Déjà, quand Keiji allait mal, que ce n’était pas de sa faute, cela avait toujours été une torture. Mais alors maintenant qu’elle était la cause de tout cela…
Pourtant elle ne pouvait rien lui dire, ce n’était pas contre lui que tout cela était. C’était en partie contre elle, bien sûr, elle se détruisait par culpabilité, elle n’était pas ce que sa mère aurait voulu avoir et malgré tout, elle avait aimé cette femme qui voulait un mannequin pour fille… C’était à elle de découvrir tout ça, à elle de comprendre que c’était de sa faute… Sinon, tout aurait été inutile. Et c’Est-ce qu’il s’était passé, elle avait découvert l’état de sa fille, à qui elle n’avait pas fait attention jusque là. Mais les choses n’avaient pas vraiment changées, et Sayako s ‘était éloignée d’elle, peu à peu, avec regret, mais aussi rancune, amertume et surtout, sans rien dire.

Oui, elle savait que Keiji aurait remué ciel et terre pour la sortir de là. Et elle aurait tellement aimé que…. Non, elle ne devait même pas y penser. Oui, elle aurait aimé arriver à lui dire, mais ce n’était lui qui devait prendre les problèmes de la jeune femmes sur ses épaules, elle avait pensé ainsi, certainement à tort. Elle était responsable de son état, et elle le savait maintenant. Elle ne préférait même pas imaginer jusqu’où les choses auraient pu aller si elle n’avait pas trouvé, à l’Institut, un aussi bon médecin, et d’aussi psychologues. Enfin, ce n’était pas vraiment des psychologues, plutôt des gens qui cherchaient réellement à vous aider, qui ne se soucier pas seulement de l’argent qui tombait à la fin du mois sur leurs comptes, mais ils étaient vraiment là pour les patients, ils faisaient tout ce qui était en leur pouvoir .

Sayako avait sorti la tête de l’eau, seulement la tête, mais c’était déjà beaucoup. Elle n’était pas guérie, elle pouvait toujours rechuter un jour, mais elle avait retrouvé le sourire , et avait réintégré, à tort ou à raison, sa nouvelle vie. Une vie qui était parsemée de morceaux de verres brisés, de ces souvenirs qu’elle gardait en elle, de ces moments… Des verres brisés qui lui faisaient mal quand elle avançait, même si elle gardait ce sourire indéchiffrable pour qu’on lui laisse la paix. Si bien que la réponse de Keiji ne l’étonna pas quand elle redressa la tête, un simple voile de tristesse passant dans ses yeux quand elle les posa sur le Golden Boy assis face à elle. Il s’excusa mais elle chassa du bout des doigts ce dernier mot.

« Je le savais, et tu n’as pas à t’excuser , toi… »

Oui, elle savait qu’il ne pardonnerait pas. Sayako se leva, ayant du mal à rester en place tout en cachant sa panique. Elle sentait un gouffre au bord de leurs pieds, et Keiji prêt à sauter. Elle ne voulait pas le perdre à nouveau, dans ce vaste trou noir, d’où sortait cette panique. La jeune femme ne toucha pas à son assiette, elle n’avait décidément plus faim. Elle se dirigea vers le frigo, en sorti une bouteille d’eau fraîche tout en prenant une pomme dans une corbeille avant de revenir s’asseoir au comptoir. Son visage avait pris un autre air, bien différent, quelque chose de déterminé et d’effrayé à la fois.

« Je sais bien que je ne peux pas effacer ce que j’ai fait… Ou aie été…, les deux choses étaient liées dans son esprit évidemment, alors qu’elle pensait à cette année qui venait de s’écouler.Mais si je peux faire quoi que ce soit qui te rendra ton… sourire… »

Sayako marqua une courte hésitation. Ce n’était pas des mots guimauves, des mots à la légère comme ceux qu’on entendait dans tous les bons dramas pour adolescentes. Non, ce n’était pas ça car le ton de sa voix était trop grave, trop sérieux, trop emprunt d’un attachement sincère mais meurtri pour qu’il s’agisse de cela. Mais les derniers mots tombèrent plus doucement, dans un souffle.

« Je n’abandonnerai plus. »

Oui, plus. Parce qu'à l'époque elle avait abandonné, elle s'était laissée glisser dans les abimes de son mal-être pour se détruire le plus possible, mais maintenant que les choses étaient un peu plus normales, elle ne comptait pas laisser son ami dans cet état, qu'il lui pardonne ou non, elle trouverait le moyen... Direct ou indirect de lui rendre son si beau sourire.

Peut-être trouverait-il ridicule qu’elle venait de dire, peut-être lui en voudrait-il à nouveau, mais elle le sentait, Keiji ne pouvait pas rester ainsi… Il ne pouvait pas lui pardonner ce qu’il s’était passé, seulement les choses s’étaient passées ainsi, et Sayako, même si elle devait s’acharner contre un mur de béton, ferait tout ce qu’elle pourrait pour lui, comme elle l’aurait toujours fait. Les choses avaient changées, Sayako et Keiji avaient changés, leurs adolescences avaient disparu, trop tôt oui, leurs innocences avec, mais la jeune nippone avait la volonté ,et le besoin de se reconstruire, de voir son ami plus heureux, remonter, même si cela se faisait doucement… Et douloureusement, elle accepterait même qu’il s’éloigne définitivement si cela pouvait l’aider… Mais elle ne voulait pas y penser.

Le regard fixé sur le vide, Keiji écoutait d’une oreille distraite. Il n’avait pas à s’excuser, ce n’était pas grave. Pourtant, oui pourtant, il sentait qu’il l’avait blessé. Elle avait probablement eu l’espoir qu’il accepte de lui pardonner, après tout, c’était dans le commun de l’homme que d’espérer. Mais Keiji ne pouvait pas. Il venait tout juste de connaître la vérité, déjà pour ça, il lui fallait du temps pour y réfléchir à froid. Le jeune homme était peut-être moins impulsif qu’il semblait le montrer au premier abord.

Lui rendre son sourire? Keiji n’était même pas certain de vouloir le retrouver ce sourire. Cette joie de vivre qui pourtant est tellement tentatrice. Mais l’adolescent sait mieux que bien des gens que la chute est douloureuse lorsqu’on vient à le perdre. Par deux fois il est tombé et il compte bien faire exception à la règle du « jamais deux sans trois ». Non, Keiji ne tombera pas une troisième fois. Il se l’ait promis. Même lorsque ses amis lui disaient que c’était stupide de s’enliser soi-même. Tout autant lorsque les possibilités de bonheur se présentaient. Keiji repoussait tout de la main, refusait de croire à nouveau. Il en avait assez d’être berné, de nager dans l’illusion. La réalité est plus douloureuse, mais au moins, c’est la réalité. Les faits sont là, pas de cachette, pas de secret, bien que tout ne soit rien, tout est devant soi et l’on sait alors à quoi s’attendre.

Que Sayako, elle, décide de se reprendre, de remonter et de ne plus se laisser emporter dans les abîmes, mine de rien, cela réjouissait Keiji. Une réjouissance dont lui-même n’était pas totalement conscient, mais elle était tout de même là, cette petite trace de bonheur. Que l’un d’eux ait le courage de le faire, c’était bien. Que ce soit Sayako, c’était bien. Elle était une jeune femme qui méritait de briller. Si l’un d’eux devait toucher la lumière, Keiji lui cédait la place sans même y réfléchir.
Pourquoi pas tous les deux? Pourquoi ne pas remonter la pente ensemble? Non. S’accrocher l’un à l’autre, Keiji n’y croyait pas. Il n’y croyait plus. Pour que l’être humain se renforce, il devait faire ce genre de choses seul, c’était ainsi qu’il résonnait. Et seul, Keiji n’arriverait probablement à rien. De toute façon, il avait oublié ces choses futiles, il n’en avait plus besoin!

Il tentait de se convaincre? De se créer sa propre illusion? Possible oui, mais ne le faisons-nous pas tous pour certaines choses de notre vie?

Sentant qu’il n’avait plus rien à faire ici, Keiji se leva du tabouret. Les faits avaient été dits, il fallait maintenant laisser le temps faire ce qu’il avait à faire. Ils verraient plus tard où tout ça mènera.

-Je vais rentrer…

Levant une dernière fois ses prunelles sur la jeune femme, Keiji hocha de la tête, comme s’il s’accordait le droit de s’en aller ainsi, sans s’expliquer d’avantage. Mais en avait-il réellement le besoin?

-Jaa…

Un simple signe de la main et Keiji quittait la cuisine, retournant au vestibule, prenant sa veste, pour finalement sortir de la maison. Ses questions avaient enfin des réponses, mais ces réponses le satisfaient-il?

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